Dans le bureau.
Dernière soirée. J’éteins mon ordinateur. Déjà vingt-deux heures. J’avoue, je n’ai pas très envie. Pas motivée à retourner dans le bruit. L’agitation. Les collègues qui râlent. Pas vraiment impatiente, malgré l’odeur des cahiers neufs, et du parquet ciré.
Je crois que je n’aurais jamais dû être prof. Je ne suis pas faite pour ça. Oui, j’aime le contact avec les enfants, j’aime transmettre. Mais je déteste les réunions. Travailler à la maison. Bosser en équipe. Ou alors il faudrait que j’aille travailler en classe unique, dans une petite école au fin fond de la campagne. Ca signifierait quitter la ville. Plutôt mourir.
Dernière soirée. Demain j’y retourne. C’était bien les vacances. La Bretagne, ses plages de galets, ses côtes rocheuses. J’ai pris des photos pour ma séance de géographie. En fait on ne s’arrête jamais. C’est ça qui m’insupporte je crois. Impossible de laisser des dossiers à l’école. On transporte tout, dans son sac, dans sa tête, on est surchargé, en permanence.
Du haut de ma chaise de bureau, j’observe Aragorn. Lové en boule sur la petite table basse du bureau, il n’a pas l’air très compatissant. Il ouvre un œil, me regarde d’un air de dire : « Allez Lucie, ce n’est pas ta première rentrée ! ». Il a raison, bien sûr, et ça m’énerve encore plus. Il est vraiment énorme, endormi comme ça. Je crois que je vais le mettre au régime…
Dans la chambre à coucher.
Je me demande pourquoi j’ai acheté ces nouveaux draps. Ils sont laids. Vraiment. Et puis pourquoi j’avais besoin de nouveaux draps aussi. Personne pour venir les admirer. Personne pour venir les réchauffer. Des hommes, j’en ai croisé beaucoup bien sûr. Mais ça s’est toujours terminé sur le canapé. Au salon. Même pas prendre la peine de visiter. Dés fois qu’on pourrait s’attacher. Réveil programmé à sept heures trente. De toute façon, je ne prends pas de petit-déjeuner. Demain, c’est la pré-rentrée. Je soupire. J’éteins.
En salle des maîtres, le lendemain.
- Salut ! Tu es encore toute bronzée ! Allez on se fait la bise !
Au moins une fois durant l’année scolaire. Non pardon, je suis médisante, on s’embrasse pour la nouvelle année aussi. Bref. Je suis contente de retrouver certaines têtes. D’autres un peu moins. De toute façon me laisse-t-on vraiment le choix ?
Ca râle déjà, pour la photocopieuse qui n’est pas assez rapide. Pour les travaux qui ne sont pas terminés. Pour Kévin qui a encore été changé de classe. « Tu ne te rends pas compte, j’avais fait toutes mes étiquettes moi ! ». Mais au fond, une certaine bonne humeur règne dans la minuscule salle qui nous sert de QG. La grande table pour poser nos douze derrières lors des conseils des maîtres, ou pour ceux qui restent à midi. Le micro-onde unique (et propre en ce jour de rentrée). L’évier. Le meuble avec le massicot.
Je jette rapidement un coup d’œil à mon téléphone portable. Deux nouveaux messages. Ma mère bien sûr. Qui ne raterait ma rentrée pour rien au monde. Même en allant s’installer avec mon père à mille kilomètres de là. Et ma meilleure amie. Julie. Et pourtant elle, elle n’est pas prof. De toute façon je n’ai aucun ami prof. Il n’y a pas pire qu’un prof. Pas plus insupportable. Pas plus énervant. Au boulot d’accord, je ne peux pas vraiment faire autrement. Mais en dehors… Beurk !
En classe.
- Plus tard, je voudrais être astrophysicien.
Grande première de ma courte carrière. Enfin courte. Huit ans ce n’est pas si mal. Bref. Grande première. Un enfant qui a une grande ambition. Autre que pompier ou princesse. Et qui connaît un mot dépassant trois syllabes à l’entrée au CE2. Je décide donc de creuser.
- Quelle bonne idée ! Peux-tu expliquer aux autres enfants de la classe en quoi ça consiste ?
- Eh bien, c’est comme mon papa. Il est dans le magasin, il trie les commandes, et les range au bon endroit.
- …
Oui alors ça, mon bonhomme, c’est magasinier. L’année scolaire va être longue. Je soupire. Mais je décide de ne pas lui casser son rêve. Pour couper court à la conversation, je les lance sur un petit défi de calcul. Ils sortent leur ardoise, pour ceux qui ont déjà leur matériel, pour les autres, je règle l’affaire au cas par cas.
- Prend ton cahier d’essais.
- Je n’en ai pas.
- Qu’est-ce que tu as alors ?
- Une trousse.
- C’est bien. Et pour écrire ?
- Un stylo.
- Oui mais pour écrire dessus ?
- Rien.
- Ah.
Je sors des feuilles. Ca y est. Ils sont tous au travail. Je profite de ces quelques minutes de calme pour les observer. Il y a la petite Eva. Timide. Mais j’ai déjà repéré la petite lumière dans son regard. Elle n’aura pas beaucoup besoin de moi cette année. Mais promis, je l’aiderai au moins à s’épanouir. Il y a Maël. Et ses petits yeux en amande. A croquer ce bonhomme. Son pantalon est trop court et ses chaussettes dépareillées. A surveiller de près. Il y a le petit nouveau aussi. Stéphane. Une tête de voyou. Mais il y a bien longtemps que j’ai arrêté de juger les enfants. Après tout, ils sont juste l’image que les parents veulent bien nous montrer. Des petits personnages des romans de leurs familles. Mais au fond d’eux, ils savent aussi nous dire qui ils sont. Il suffit de les mettre en valeur.
- Maîtreeeeesse, on fait quoi quand on a fini ?
Ah oui. Ca ne m’avait pas spécialement manqué ça non plus…
[A suivre...]